Théorie des Poutres
Pierre angulaire du dimensionnement des structures en génie civil, la théorie des poutres permet de ramener l'étude complexe d'un volume 3D à celle, simplifiée, d'une ligne moyenne 1D. Ce modèle mathématique, hérité des travaux d'Euler, Bernoulli et Saint-Venant, est indispensable pour calculer les ponts, les bâtiments et les charpentes. Ce cours magistral explore les hypothèses fondamentales, la mécanique des milieux continus appliquée, et les méthodes de calcul avancées pour garantir la sécurité des ouvrages.
Sommaire
- 1. Hypothèses Fondamentales
- 2. Le Torseur de Cohésion
- 3. Caractéristiques Géométriques
- 4. Analyse des Contraintes
- 5. Déformations et Déplacements
- 6. Systèmes Isostatiques vs Hyperstatiques
- 7. Sollicitations Composées
- 8. Instabilités : Le Flambement
- 9. Lignes d'Influence (Charges Roulantes)
- 10. Diagrammes des Efforts (N, V, M)
- 11. Tableaux des Cas Usuels
- 12. Théorèmes Énergétiques
- 13. Comportement Post-Élastique (Plasticité)
- 14. Introduction à la Dynamique des Structures
- 15. Analyse Matricielle (Intro aux Éléments Finis)
- 16. Normes et Eurocodes
- 17. Conclusion
1. Hypothèses Fondamentales
1.1 Modèle Géométrique : La Poutre
En Résistance des Matériaux (RdM), on appelle "poutre" un solide dont une dimension (la longueur L) est très grande devant les deux autres (dimensions de la section transversale). Ce solide est généré par une surface plane (la section droite S) dont le centre de gravité G décrit une courbe appelée ligne moyenne.
- Ligne Moyenne Droite : C'est le cas le plus courant (poutres de bâtiments, poteaux).
- Section Constante : La forme de la section ne varie pas le long de la poutre (profilés métalliques IPE, HEA).
- Symétrie : La section possède souvent au moins un axe de symétrie vertical.
La réalité physique complexe est réduite à un modèle mathématique simple : une ligne, des appuis ponctuels et des charges.
1.2 Classification : Bernoulli vs Timoshenko
Il existe deux grandes théories selon l'élancement de la poutre (rapport hauteur/longueur) :
- Hypothèse de Navier-Bernoulli (Poutres longues) : "Les sections planes restent planes et perpendiculaires à la ligne moyenne après déformation." On néglige le cisaillement transversal. C'est le modèle standard utilisé à 90% en génie civil (L > 10h).
- Modèle de Timoshenko (Poutres courtes/épaisses) : Les sections restent planes mais ne sont plus perpendiculaires à la ligne moyenne. L'angle de cisaillement (\(\gamma\)) n'est plus négligeable. Utilisé pour les poutres de grande hauteur ou les matériaux composites (faible module de cisaillement G).
1.3 Matériaux et Linéarité
On suppose le matériau :
- Homogène : Mêmes propriétés partout.
- Isotrope : Mêmes propriétés dans toutes les directions.
- Élastique Linéaire : Il suit la loi de Hooke (\(\sigma = E \cdot \epsilon\)). Les déformations sont réversibles et proportionnelles aux contraintes.
2. Le Torseur de Cohésion
2.1 Principe de la Coupure
Pour connaître les efforts à l'intérieur de la poutre, on effectue une "coupure" virtuelle en une section droite d'abscisse x. On isole alors une partie (gauche ou droite) et on écrit l'équilibre statique.
2.2 Équations Différentielles d'Équilibre
En isolant un tronçon élémentaire \(dx\) de poutre, on démontre les relations fondamentales liant les charges réparties aux efforts internes :
Cela implique que l'effort tranchant est la dérivée du moment (\(V = M'\)), et que la charge est la dérivée de l'effort tranchant opposé (\(p = -V'\)).
Les Composantes du Torseur
- N (Effort Normal) : Force perpendiculaire à la section (Traction/Compression).
- V (Effort Tranchant) : Force tangente à la section (Cisaillement). Noté \(V_y\) ou \(V_z\).
- M (Moment Fléchissant) : Couple qui fait courber la poutre. \(M_z\) est le moment principal.
- Mt (Moment de Torsion) : Couple qui tord la poutre autour de son axe longitudinal x.
Représentation des efforts positifs sur la face droite d'une coupure (Convention RDM standard).
2.3 Conventions de Signe
Attention, les conventions varient selon les pays et les logiciels ! En France, on utilise généralement la convention "Efforts à Gauche".
Un effort normal est positif s'il est de traction.
Un moment est positif s'il tend les fibres inférieures (béton armé).
3. Caractéristiques Géométriques
3.1 Centre de Gravité & Axes Principaux
Le centre de gravité (G) est le barycentre des aires élémentaires de la section. Les axes principaux d'inertie sont les axes orthogonaux (y, z) passant par G pour lesquels le produit d'inertie \(I_{yz}\) est nul. Pour une flexion pure sans torsion induite, le chargement doit suivre l'un de ces axes.
3.2 Moment Quadratique et Théorème de Huygens
L'inertie \(I_{gz}\) quantifie la résistance d'une section à la flexion. Plus I est grand, plus la poutre est rigide.
Théorème de Huygens (Steiner) : Si on calcule l'inertie par rapport à un axe décalé d'une distance d :
Ce théorème est indispensable pour calculer l'inertie de sections composées (Tés, I reconstitués soudés).
3.3 Rotation des Axes & Cercle d'Inertie
Si on tourne les axes d'un angle \(\theta\), les inerties se transforment comme les composantes d'un tenseur d'ordre 2 :
Cela permet de trouver les directions principales où l'inertie est maximale ou minimale (très utile pour le flambement des cornières).
| Forme | Aire (S) | Inertie (\(I_{gz}\)) | Module de Résistance (\(W_{el} = I/v\)) |
|---|---|---|---|
| Rectangle (b x h) | \(b \cdot h\) | \(\frac{b h^3}{12}\) | \(\frac{b h^2}{6}\) |
| Cercle (diamètre D) | \(\frac{\pi D^2}{4}\) | \(\frac{\pi D^4}{64}\) | \(\frac{\pi D^3}{32}\) |
| Tube Circulaire (D ext, d int) | \(\frac{\pi (D^2 - d^2)}{4}\) | \(\frac{\pi (D^4 - d^4)}{64}\) | \(\frac{\pi (D^4 - d^4)}{32 D}\) |
| Triangle (base b, hauteur h) | \(\frac{b h}{2}\) | \(\frac{b h^3}{36}\) | \(\frac{b h^2}{24}\) (fibre sup) |
4. Analyse des Contraintes
4.1 Contrainte Normale (Navier)
En flexion simple (Moment M, Effort Normal N nul), la contrainte normale \(\sigma\) (sigma) en un point situé à une ordonnée y de la fibre neutre est donnée par :
La contrainte est maximale aux fibres extrêmes et nulle à la fibre neutre. C'est la formule "reine" pour dimensionner les poutres en flexion.
4.2 Cisaillement (Formule de Jourawski)
Contrairement à la croyance populaire, le cisaillement \(\tau\) n'est pas uniforme (\(V/S\)). La distribution est parabolique pour un rectangle. La contrainte de cisaillement à une ordonnée y est donnée par la formule de Collignon-Jourawski :
Où \(\mathcal{S}_z(y)\) est le moment statique de l'aire située au-dessus de l'ordonnée y. Le cisaillement est maximal au centre de gravité. Pour un profilé en I, l'âme reprend 95% de l'effort tranchant.
4.3 Le Cercle de Mohr des Contraintes
En un point donné, l'état de contrainte dépend de l'orientation de la facette considérée. Le Cercle de Mohr est une représentation graphique permettant de trouver les contraintes principales (directions où le cisaillement est nul) et le cisaillement maximal.
Les contraintes principales \(\sigma_1\) et \(\sigma_2\) valent :
4.4 Critères de Rupture
Pour prédire la rupture sous un état de contrainte complexe, on utilise des critères :
- Von Mises (Matériaux Ductiles/Acier) : Basé sur l'énergie de distorsion.
\[ \sigma_{eq} = \sqrt{\sigma^2 + 3\tau^2} \leq f_y \]
- Tresca (Matériaux Ductiles) : Basé sur le cisaillement maximal. Plus conservateur que Von Mises.
- Rankine (Matériaux Fragiles/Béton) : Basé sur la contrainte normale maximale.
5. Déformations et Déplacements
5.1 Relations Différentielles
La relation fondamentale reliant la courbure de la poutre au moment fléchissant est :
5.3 Théorèmes de Mohr (Moment-Aire)
Méthode semi-graphique très puissante pour le calcul manuel :
1er Théorème : La variation de pente entre deux points A et B est égale à l'aire du diagramme des moments réduits (\(M/EI\)) entre A et B.
2ème Théorème : La déviation verticale d'un point B par rapport à la tangente en A est égale au moment statique de l'aire du diagramme \(M/EI\) par rapport à B.
Ordres de Grandeur (Poutre sur 2 appuis, charge répartie q)
- Flèche maximale (au milieu) :
\[ f = \frac{5 \cdot q \cdot L^4}{384 \cdot E \cdot I} \]
- Notez la puissance 4 sur la longueur L. Si on double la portée, la flèche est multipliée par 16 ! C'est le facteur limitant principal en conception architecturale.
6. Systèmes Isostatiques vs Hyperstatiques
6.1 Degré d'Hyperstaticité
Si le nombre d'inconnues de liaison (R) dépasse le nombre d'équations de la statique (3 en 2D), le système est hyperstatique de degré \(h = R - 3\).
Les structures hyperstatiques sont plus rigides et plus sûres (redondance), mais sont sensibles aux tassements différentiels et à la dilatation thermique.
6.3 Théorème des Trois Moments (Clapeyron)
Pour les poutres continues sur plusieurs appuis simples, cette formule relie les moments sur trois appuis consécutifs (\(i-1\), \(i\), \(i+1\)) :
Où les termes \(\Omega\) sont les rotations aux appuis dues au chargement sur les travées isostatiques associées.
6.4 Méthode de Hardy Cross (Distribution des Moments)
Méthode itérative de relaxation manuelle utilisée avant l'ère des ordinateurs pour calculer les portiques hyperstatiques.
Principe : On bloque tous les nœuds (encastrement parfait), on calcule les moments de base, puis on "libère" les nœuds un par un en distribuant le moment de déséquilibre au prorata des raideurs des barres concurrentes.
7. Sollicitations Composées
Flexion Composée
M + N. La position de l'axe neutre change. Si la force résultante reste dans le Noyau Central de la section, il n'y a que de la compression (Principe de la précontrainte).
Flexion Déviée
Quand la charge n'est pas dans un plan de symétrie. On doit décomposer le moment selon les deux axes principaux d'inertie (y et z) et sommer les contraintes :
Torsion
Génère un vrillage. Pour les sections ouvertes (I, U), la torsion est mixte (Saint-Venant + Gauchissement). Les sections fermées (tubes) sont 100x plus efficaces en torsion.
8. Instabilités : Le Flambement
Le flambement est une instabilité géométrique brutale (bifurcation d'équilibre). Une poutre comprimée peut fléchir latéralement bien avant d'atteindre sa limite élastique.
Charge Critique d'Euler
\(L_f\) est la longueur de flambement :
• Articulé-Articulé : \(L_f = L\)
• Encastré-Libre (Console) : \(L_f = 2L\) (Très dangereux)
• Encastré-Encastré : \(L_f = 0.5L\)
Dans la réalité, les défauts géométriques initiaux font que la ruine survient avant la charge d'Euler. Les normes (Eurocode 3) utilisent des courbes de flambement qui pénalisent la résistance en fonction de l'élancement réduit \(\bar{\lambda}\).
9. Lignes d'Influence (Charges Roulantes)
9.1 Définition et Utilité
Dans les ouvrages d'art (ponts, ponts-roulants), les charges se déplacent. La Ligne d'Influence d'une grandeur \(S\) (réaction, moment, effort tranchant) en une section donnée \(x_0\) est la fonction \(y = LI(x)\) telle que \(S(x_0) = P \cdot LI(x)\) où \(P\) est une charge placée en \(x\).
9.2 Principe de Müller-Breslau
Ce principe permet de tracer qualitativement les lignes d'influence : "La ligne d'influence d'une sollicitation est proportionnelle à la déformée de la structure lorsqu'on supprime la liaison correspondant à cette sollicitation et qu'on impose un déplacement unitaire à sa place."
10. Diagrammes des Efforts (N, V, M)
Il existe des relations différentielles fondamentales liant la charge q(x), l'effort tranchant V(x) et le moment M(x) :
Cela signifie que l'effort tranchant est l'intégrale (l'aire sous la courbe) de la charge, et que le moment fléchissant est l'intégrale de l'effort tranchant. Le moment est maximal là où l'effort tranchant s'annule (V=0).
| Sollicitation | Forme du Diagramme | Valeur Max (Isostatique) |
|---|---|---|
| Charge (q) | Constante (Rectangle) | q |
| Effort Tranchant (V) | Linéaire (Triangles) | V = qL / 2 (aux appuis) |
| Moment (M) | Parabolique (Cloche) | M = qL² / 8 (au centre) |
11. Tableaux des Cas Usuels
Pour le pré-dimensionnement rapide, l'ingénieur utilise des formulaires standards. Voici les 3 cas les plus fréquents.
| Schéma Mécanique | Moment Max (\(M_{max}\)) | Flèche Max (\(f\)) |
|---|---|---|
|
Poutre simple sur 2 appuis Charge répartie q (N/m) |
\[ \frac{qL^2}{8} \] | \[ \frac{5qL^4}{384EI} \] |
|
Poutre simple sur 2 appuis Charge ponctuelle P au milieu |
\[ \frac{PL}{4} \] | \[ \frac{PL^3}{48EI} \] |
|
Console (Encastrée à gauche) Charge ponctuelle P au bout |
\[ -PL \] | \[ \frac{PL^3}{3EI} \] |
|
Poutre Bi-Encastrée Charge répartie q (Hyperstatique) |
\[ \frac{qL^2}{12} \] (aux appuis) | \[ \frac{qL^4}{384EI} \] |
12. Théorèmes Énergétiques
12.1 Énergie de Déformation
L'énergie de déformation élastique \(W\) emmagasinée dans la structure est la somme des énergies de flexion, d'effort normal et tranchant :
En flexion pure, seul le terme en M est significatif.
12.2 Castigliano & Maxwell-Betti
- Théorème de Castigliano
- La dérivée partielle de l'énergie de déformation par rapport à une force extérieure donne le déplacement de son point d'application (\(v_i = \partial W / \partial F_i\)).
- Théorème de Réciprocité de Maxwell-Betti
- Pour une structure élastique linéaire, le travail produit par un système de forces \(P\) lors du déplacement dû à un système \(Q\) est égal au travail produit par le système \(Q\) lors du déplacement dû à \(P\). (\(\delta_{ij} = \delta_{ji}\)).
13. Comportement Post-Élastique (Plasticité)
13.1 Moment Plastique et Facteur de Forme
Lorsque la contrainte atteint la limite élastique \(f_y\) sur la fibre extrême, la section plastifie. Si on augmente la charge, la plastification se propage jusqu'à atteindre le Moment Plastique (\(M_{pl}\)).
Le facteur de forme \(\alpha = M_{pl} / M_{el}\) mesure cette réserve de capacité :
- Section Rectangulaire : \(\alpha = 1.5\)
- Section Circulaire pleine : \(\alpha \approx 1.7\)
- Profilé en I (IPE/HEA) : \(\alpha \approx 1.15\) (car la matière est déjà loin du centre)
13.2 Analyse Limite
L'analyse limite (Cinématique ou Statique) consiste à trouver le mécanisme de ruine de la structure (formation de rotules plastiques transformant la structure en mécanisme). Cela permet de dimensionner au plus juste en acceptant une plastification locale.
14. Introduction à la Dynamique des Structures
En génie civil (séisme, vent, foules), les charges varient dans le temps. L'équation du mouvement devient :
Où \(M\) est la masse, \(C\) l'amortissement et \(K\) la raideur.
Résonance : Si la fréquence de l'excitation est proche de la fréquence propre de la structure (\(f_0 = \frac{1}{2\pi}\sqrt{K/M}\)), les déplacements explosent. L'amortissement \(\xi\) (ksi) est crucial pour limiter l'amplitude (environ 2% pour l'acier, 5% pour le béton).
15. Analyse Matricielle (Intro aux Éléments Finis)
Pour les structures complexes, le calcul manuel est impossible. On utilise la méthode des déplacements (matrice de raideur).
La relation fondamentale pour un élément poutre est :
Pour une poutre 2D avec 2 nœuds (6 degrés de liberté), la matrice de raideur locale \([K]\) est une matrice 6x6 symétrique dépendant de \(E, I, S, L\). L'ordinateur assemble ces matrices locales en une matrice globale géante pour résoudre tout le système.
16. Normes et Eurocodes
Dans la pratique professionnelle en Europe, le dimensionnement suit les Eurocodes (approche semi-probabiliste aux États Limites).
Les principaux Eurocodes
- Eurocode 0 & 1 : Bases de calcul et Actions (charges de neige, vent, exploitation).
- Eurocode 2 : Calcul des structures en Béton (Armé et Précontraint).
- Eurocode 3 : Calcul des structures en Acier.
- Eurocode 5 : Calcul des structures en Bois.
- Eurocode 8 : Calcul sismique (Dimensionnement par capacité).
On vérifie deux types d'états limites :
ELU (État Limite Ultime) : Ruine de la structure (majoration des charges \(\approx\) 1.35G + 1.5Q).
ELS (État Limite de Service) : Confort et durabilité (fissuration, flèche).
17. Conclusion
La théorie des poutres est un modèle puissant qui, malgré ses hypothèses simplificatrices, permet de dimensionner 95% des structures mondiales. De la simple poutre isostatique aux gratte-ciels calculés par éléments finis, les concepts de contrainte, déformation, équilibre et énergie restent les piliers immuables de l'art de l'ingénieur constructeur.
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