Méthode de Cross pour l'Analyse des Portiques
La méthode de Cross, développée par Hardy Cross dans les années 1930, est une méthode itérative de calcul des structures hyperstatiques, particulièrement adaptée aux portiques (cadres) et aux poutres continues. Avant l'avènement des ordinateurs et des méthodes matricielles, elle constituait l'outil principal pour déterminer les moments fléchissants dans ces structures complexes. Bien que moins utilisée aujourd'hui pour les calculs de routine, elle conserve un grand intérêt pédagogique car elle permet de bien visualiser et comprendre la distribution et la transmission des moments dans une structure continue. Ce cours présente les principes, l'algorithme et l'application de la méthode de Cross.
Sommaire
1. Introduction : Structures Hyperstatiques et Méthodes de Calcul
1.1 Rappel : Hyperstaticité
Une structure est dite hyperstatique lorsque les équations de la statique (\(\sum F_x = 0\), \(\sum F_z = 0\), \(\sum M_{/y} = 0\) en 2D) ne suffisent pas à déterminer toutes les inconnues du problème (réactions d'appuis et efforts internes). Le nombre d'équations manquantes est appelé le degré d'hyperstaticité.
Les poutres continues sur plusieurs appuis et les portiques (cadres rigides) sont des exemples typiques de structures hyperstatiques. Pour les résoudre, il faut introduire des équations supplémentaires basées sur la compatibilité des déformations ou des déplacements.
1.2 Objectif de la Méthode de Cross : Détermination des Moments aux Nœuds
La méthode de Cross est une méthode des déplacements. Son objectif principal est de déterminer les moments fléchissants aux nœuds (appuis intermédiaires, liaisons poteau-poutre) de la structure hyperstatique.
Elle procède par itérations successives en imaginant initialement tous les nœuds bloqués en rotation. On calcule les moments qui apparaissent dans cette situation (moments d'encastrement parfait). Puis, on "libère" successivement chaque nœud, on calcule le moment de déséquilibre et on le répartit entre les barres qui y aboutissent en fonction de leur rigidité relative. Ce processus de distribution et de transmission des moments est répété jusqu'à atteindre l'équilibre final.
1.3 Contexte Historique et Intérêt Pédagogique
Développée par l'ingénieur américain Hardy Cross et publiée en 1932, cette méthode a révolutionné le calcul des structures hyperstatiques à une époque où les calculs se faisaient manuellement. Sa nature itérative et systématique la rendait particulièrement adaptée aux calculs à la main ou avec des règles à calcul.
Aujourd'hui, avec la puissance des ordinateurs, les méthodes matricielles (méthode des éléments finis) sont plus générales et plus rapides pour les structures complexes. Cependant, la méthode de Cross conserve un grand intérêt pédagogique car elle permet de visualiser concrètement comment les moments se distribuent et se transmettent dans une structure continue en fonction des rigidités relatives des éléments et des conditions d'appuis. Elle développe l'intuition du comportement structural.
2. Concepts Fondamentaux de la Méthode
2.1 Rigidité en Flexion d'une Poutre (\(K\))
La rigidité en flexion d'une barre mesure sa résistance à la rotation sous l'effet d'un moment appliqué à l'une de ses extrémités, l'autre étant fixe. Elle dépend du matériau (module d'Young \(E\)), de la géométrie de la section (moment quadratique \(I\)) et de la longueur de la barre (\(L\)).
Pour une barre de section constante, la rigidité absolue est définie comme le moment nécessaire pour provoquer une rotation unitaire (\(\theta=1\) radian) à une extrémité, l'autre étant encastrée : \[ K_{abs} = \frac{4EI}{L} \] Souvent, on utilise la rigidité relative \(K\), proportionnelle à la rigidité absolue : \[ K = \frac{I}{L} \quad \text{ou parfois} \quad K = \frac{EI}{L} \] (Il faut être cohérent dans le choix de la définition). Dans ce cours, nous utiliserons \(K = EI/L\).
Pour une extrémité sur appui simple (articulée), la rigidité est modifiée (voir section 4.1).
2.2 Moments d'Encastrement Parfait (MEP)
Ce sont les moments fléchissants qui apparaîtraient aux extrémités d'une barre si ces extrémités étaient parfaitement encastrées (rotation nulle) et que la barre était soumise aux charges externes (charges réparties ou concentrées sur la travée).
Ces moments sont calculés par les méthodes de la résistance des matériaux pour une poutre bi-encastrée. Ils sont fondamentaux car ils représentent l'état initial de la méthode de Cross (tous les nœuds bloqués).
Exemples courants :
- Charge uniformément répartie \(q\) : \(M_{AB}^E = -qL^2/12\), \(M_{BA}^E = +qL^2/12\)
- Charge concentrée \(P\) au milieu : \(M_{AB}^E = -PL/8\), \(M_{BA}^E = +PL/8\)
- Charge concentrée \(P\) à distance \(a\) de A et \(b\) de B (\(a+b=L\)) : \(M_{AB}^E = -Pab^2/L^2\), \(M_{BA}^E = +Pa^2b/L^2\)
Moments d'encastrement parfait (MEP) pour une poutre bi-encastrée.
2.3 Coefficients de Répartition (\(r\))
Lorsqu'un nœud (qui relie plusieurs barres) est libéré et qu'il subit un moment de déséquilibre (somme des moments aux extrémités des barres arrivant au nœud, y compris les MEP), ce moment se répartit entre les différentes barres connectées au nœud proportionnellement à leur rigidité relative.
Le coefficient de répartition \(r_{ij}\) pour une barre \(ij\) arrivant au nœud \(i\) est défini comme : \[ r_{ij} = \frac{K_{ij}}{\sum_{k} K_{ik}} \] où \(K_{ij}\) est la rigidité de la barre \(ij\) et \(\sum_{k} K_{ik}\) est la somme des rigidités de toutes les barres (\(ik\)) aboutissant au nœud \(i\).
La somme des coefficients de répartition autour d'un nœud est toujours égale à 1 : \(\sum_{j} r_{ij} = 1\).
Le moment distribué à l'extrémité \(i\) de la barre \(ij\) est égal au moment de déséquilibre au nœud \(i\), multiplié par \(-r_{ij}\) (le signe moins vient du fait que le moment distribué s'oppose au déséquilibre pour rétablir l'équilibre).
2.4 Coefficients de Transmission (\(t\))
Lorsqu'on applique un moment \(M_i\) à l'extrémité \(i\) d'une barre \(ij\) (l'extrémité \(j\) étant fixe), cela induit un moment à l'autre extrémité \(j\). Le coefficient de transmission \(t_{ij}\) est le rapport entre le moment transmis en \(j\) et le moment appliqué en \(i\).
Pour une poutre prismatique (EI constant), si l'extrémité \(j\) est encastrée, le coefficient de transmission est : \[ t_{ij} = \frac{M_j}{M_i} = \frac{1}{2} \] Autrement dit, la moitié du moment appliqué (ou distribué) à une extrémité est transmise à l'autre extrémité encastrée, avec le même signe. Si l'extrémité \(j\) est articulée, le moment transmis est nul (\(t_{ij} = 0\)).
2.5 Notion de Moment de Déséquilibre
À chaque nœud \(i\) de la structure (où plusieurs barres se rencontrent), la somme des moments fléchissants aux extrémités des barres doit être nulle à l'équilibre. Initialement, avec les MEP, cette somme n'est généralement pas nulle. La différence par rapport à zéro est le moment de déséquilibre (\(M_{des, i} = \sum M_{ik}\)). C'est ce moment qu'il faut "annuler" en le distribuant aux barres connectées.
3. Algorithme de la Méthode de Cross (Sans Déplacement des Nœuds)
Cette version de la méthode suppose que les nœuds ne peuvent que tourner, mais pas se déplacer transversalement.
3.1 Étapes Préliminaires
- Identifier les nœuds et les barres de la structure.
- Calculer la rigidité relative \(K_{ij} = EI_{ij}/L_{ij}\) pour chaque barre \(ij\). (Si EI est constant, on peut prendre \(K_{ij} = I_{ij}/L_{ij}\)). Adapter la rigidité pour les extrémités sur appui simple (voir section 4.1).
- Calculer les coefficients de répartition \(r_{ij}\) à chaque nœud intérieur.
- Calculer les moments d'encastrement parfait (MEP) aux extrémités de chaque barre chargée entre les nœuds.
3.2 Tableau de Cross
Il est pratique d'organiser les calculs dans un tableau, avec une colonne pour chaque extrémité de barre où un moment peut exister (nœuds intérieurs, encastrements). Le tableau comprendra des lignes pour :
- Les coefficients de répartition (\(r\)).
- Les moments d'encastrement parfait (MEP).
- Les itérations successives de distribution et de transmission.
- La somme finale (moments aux nœuds).
3.3 Processus Itératif : Équilibrage et Transmission
Le processus se déroule nœud par nœud ou globalement par étapes :
- Calcul du Déséquilibre : Pour chaque nœud \(i\), calculer le moment de déséquilibre \(M_{des, i}\) comme la somme algébrique des moments présents à ce nœud (MEP initiaux + moments transmis des itérations précédentes).
- Distribution (Équilibrage) : Pour chaque barre \(ij\) aboutissant au nœud \(i\), calculer le moment distribué : \(M_{dist, ij} = -r_{ij} \times M_{des, i}\). Inscrire cette valeur dans la colonne correspondante. La somme des moments distribués à un nœud est égale et opposée au moment de déséquilibre (\(\sum_j M_{dist, ij} = -M_{des, i}\)), assurant l'équilibre momentané du nœud.
- Transmission : Pour chaque moment distribué \(M_{dist, ij}\) à l'extrémité \(i\) d'une barre \(ij\), transmettre la moitié de ce moment (\(M_{trans, ji} = 0.5 \times M_{dist, ij}\)) à l'autre extrémité \(j\) de la barre (si elle n'est pas articulée). Inscrire cette valeur dans la colonne correspondante de l'extrémité \(j\).
- Répétition : Recommencer à l'étape 1 avec les nouveaux moments transmis, qui créent de nouveaux déséquilibres aux nœuds.
Illustration d'une itération : distribution du moment de déséquilibre au nœud B et transmission aux nœuds adjacents A et C.
3.4 Critère d'Arrêt
Les itérations sont arrêtées lorsque les moments distribués et transmis deviennent suffisamment petits (inférieurs à une précision fixée, par exemple 1% des MEP initiaux) pour que les déséquilibres résiduels soient négligeables. La convergence est généralement rapide.
3.5 Calcul des Moments Finaux
Le moment final à chaque extrémité de barre est obtenu en faisant la somme algébrique du MEP initial et de tous les moments distribués et transmis à cette extrémité au cours des itérations.
3.6 Calcul des Efforts Tranchants et des Réactions
Une fois les moments aux nœuds déterminés, chaque barre peut être considérée comme une poutre isostatique (ou bi-articulée) soumise aux charges externes et aux moments d'extrémité connus. On peut alors calculer les efforts tranchants aux extrémités de chaque barre et les réactions d'appuis par les équations de la statique appliquées à chaque barre isolée. Le tracé complet des diagrammes DMF et DET peut ensuite être réalisé.
4. Adaptations et Cas Particuliers
4.1 Appuis Simples en Extrémité (Rigidité Modifiée)
Si une extrémité de la structure est un appui simple (articulé), le moment final y est nul. Pour accélérer la convergence, on peut utiliser une rigidité modifiée pour la barre adjacente à cet appui : \[ K'_{ij} = \frac{3}{4} K_{ij} = \frac{3EI}{4L} \] Lors de la première distribution au nœud intérieur adjacent, on utilise cette rigidité modifiée. Ensuite, on considère ce nœud d'extrémité comme "équilibré" (moment nul) et on ne lui transmet plus de moment lors des itérations suivantes (coefficient de transmission nul depuis le nœud intérieur).
4.2 Prise en Compte de la Symétrie / Anti-symétrie
Si la structure et le chargement présentent une symétrie ou une anti-symétrie, on peut simplifier le calcul en n'étudiant qu'une moitié de la structure avec des conditions aux limites adaptées sur l'axe de symétrie/anti-symétrie (rigidités modifiées).
4.3 Cas des Portiques avec Déplacement des Nœuds
La méthode décrite ci-dessus suppose que les nœuds ne subissent pas de déplacements transversaux. Si les nœuds peuvent se déplacer (portiques non contreventés soumis à des charges horizontales, ou portiques symétriques avec charges dissymétriques), la méthode doit être étendue.
Cela implique généralement de réaliser plusieurs calculs de Cross : un calcul sans déplacement des nœuds, puis des calculs pour des déplacements unitaires imposés à chaque degré de liberté de déplacement, et enfin une combinaison linéaire des résultats pour satisfaire l'équilibre global en translation des nœuds. C'est la méthode de Cross généralisée, plus complexe.
5. Exemple d'Application Simple
5.1 Poutre Continue sur Trois Appuis
Considérons une poutre ABC sur trois appuis simples A, B, C, avec deux travées AB et BC de longueurs et rigidités différentes, soumises à des charges réparties \(q_1\) et \(q_2\). Le seul nœud intérieur où la rotation est inconnue est B.
Exemple : Poutre continue ABC.
5.2 Étapes de Calcul Détaillées
- Rigidités : Calculer \(K_{BA}\) et \(K_{BC}\). Si A et C sont des appuis simples, utiliser les rigidités modifiées \(K'_{BA} = (3/4)K_{BA}\) et \(K'_{BC} = (3/4)K_{BC}\).
- Coefficients de répartition en B : \(r_{BA} = K'_{BA} / (K'_{BA} + K'_{BC})\) et \(r_{BC} = K'_{BC} / (K'_{BA} + K'_{BC})\). (Note : \(r_{BA} + r_{BC} = 1\)).
- MEP : Calculer \(M_{AB}^E\), \(M_{BA}^E\), \(M_{BC}^E\), \(M_{CB}^E\) dus aux charges \(q_1\) et \(q_2\) sur les travées AB et BC considérées comme bi-encastrées.
- Tableau de Cross :
- Ligne 1 : Coefficients de répartition (uniquement en B).
- Ligne 2 : MEP (en A, B gauche, B droite, C). Note : \(M_{AB}^E = M_{CB}^E = 0\) car appuis simples.
- Ligne 3 (Itération 1 - Distribution en B) : Moment de déséquilibre en B = \(M_{BA}^E + M_{BC}^E\). Moment distribué sur BA = \(-r_{BA} \times (M_{BA}^E + M_{BC}^E)\). Moment distribué sur BC = \(-r_{BC} \times (M_{BA}^E + M_{BC}^E)\).
- Ligne 4 (Itération 1 - Transmission) : Transmettre 1/2 des moments distribués en B vers A et C. Mais comme A et C sont des appuis simples, la transmission est nulle (ou on utilise les rigidités modifiées qui intègrent cela).
- Fin de l'itération : Dans ce cas simple, l'équilibre est atteint après une seule distribution car il n'y a pas de retour de moments transmis.
- Moments Finaux : Somme des lignes pour chaque colonne. \(M_A = 0\), \(M_B = M_{BA}^E + M_{dist, BA} = M_{BC}^E + M_{dist, BC}\), \(M_C = 0\).
5.3 Tracé des Diagrammes (DMF, DET)
Une fois les moments aux appuis connus (\(M_A, M_B, M_C\)), chaque travée (AB et BC) peut être étudiée séparément comme une poutre sur deux appuis soumise aux charges externes et aux moments d'extrémité. On calcule les réactions d'appuis pour chaque travée, puis on trace les diagrammes \(T(x)\) et \(M(x)\) sur l'ensemble de la poutre.
6. Avantages, Inconvénients et Place Actuelle
6.1 Avantages
- Méthode systématique et logique.
- Permet une bonne compréhension physique de la distribution des moments.
- Adaptée aux calculs manuels pour des structures simples ou modérément complexes.
- Convergence généralement rapide.
6.2 Inconvénients
- Processus itératif qui peut devenir long et fastidieux pour les structures complexes avec de nombreux nœuds.
- La méthode de base ne traite que les moments aux nœuds et ne prend pas en compte les déplacements des nœuds (nécessite la méthode généralisée).
- Moins directe que les méthodes matricielles pour obtenir l'ensemble des efforts et des déplacements.
- Sensible aux erreurs de calcul qui se propagent dans les itérations.
6.3 Comparaison avec les Méthodes Modernes
Aujourd'hui, les logiciels de calcul de structures basés sur la méthode des éléments finis ou les méthodes matricielles des déplacements sont largement prédominants. Ils permettent d'analyser rapidement des structures très complexes, en 2D ou 3D, en fournissant directement tous les efforts internes et les déplacements, et en prenant en compte des comportements plus complexes (non-linéarité, dynamique...).
La méthode de Cross reste cependant un outil précieux pour la formation des ingénieurs, pour la vérification rapide de résultats de logiciels sur des cas simples, et pour développer une intuition du comportement des structures hyperstatiques.
7. Conclusion
La méthode de Cross, par son approche itérative d'équilibrage des moments aux nœuds, offre une technique élégante et pédagogique pour résoudre les structures hyperstatiques planes sans déplacement des nœuds, comme les poutres continues et certains portiques. En se basant sur les concepts de rigidité, de moments d'encastrement parfait, de répartition et de transmission, elle permet de déterminer les moments fléchissants aux appuis et aux nœuds.
Bien que supplantée en pratique par les méthodes numériques pour les calculs complexes, sa compréhension demeure pertinente pour appréhender le fonctionnement des structures continues et la manière dont les charges et les rigidités influencent la distribution des efforts internes. Elle constitue une étape importante dans l'apprentissage de la résistance des matériaux et du calcul des structures.
Exercices et Corrigés de Rdm:
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