Les Fissures en Génie Civil
La fissuration est une manifestation inévitable dans la vie des structures en béton armé. Qu'elle soit structurelle, physico-chimique ou accidentelle, elle constitue le "langage" de l'ouvrage qui exprime une souffrance ou une adaptation. Comprendre l'origine, la morphologie et la cinétique des fissures est l'essence même de l'expertise en génie civil. Ce cours détaille les mécanismes de formation, les méthodes de diagnostic avancées (NDT) et les stratégies de réparation selon la norme européenne NF EN 1504.
Sommaire Détaillé
- 1. Typologie et Morphologie
- 2. Causes Mécaniques
- 3. Causes Physico-Chimiques
- 4. Pathologies des Fondations et Sols
- 5. Diagnostic et Instrumentation
- 6. Seuils de Nocivité
- 7. Techniques de Réparation (NF EN 1504)
- 8. Entretien et Maintenance Préventive
- 9. Guide d'Identification Rapide
- 10. Glossaire Technique
1. Typologie et Morphologie
Une fissure n'arrive jamais par hasard. Sa forme, sa position et son ouverture racontent son histoire. Il est crucial de distinguer l'origine du désordre avant d'intervenir. L'identification correcte est la première étape vers une solution durable.
1.1 Fissures Structurelles
Elles résultent de sollicitations mécaniques directes dépassant la résistance en traction du béton. Cette résistance est très faible, de l'ordre de \(f_{\text{ctm}} \approx 0.3 \times f_{\text{ck}}^{2/3}\). Par exemple, pour un béton C25/30, la résistance en traction n'est que de 2.6 MPa. Dès que cette contrainte est dépassée, le béton craque. Ces fissures traversent souvent l'élément de part en part (fissures traversantes) et mettent en péril la stabilité de l'ouvrage. Leur orientation est toujours perpendiculaire aux contraintes de traction principales (isostatiques de traction).
- Flexion simple : Fissures verticales partant de la fibre la plus tendue (sous la poutre en travée, sur la poutre sur appui intermédiaire). Elles s'ouvrent en "V" avec une ouverture maximale en surface.
- Effort Tranchant (Cisaillement) : Fissures obliques à 45° apparaissant près des appuis, là où l'effort tranchant est maximal. Elles sont très dangereuses car elles annoncent une rupture fragile et brutale sans grande déformation préalable (rupture par bielles comprimées).
- Compression excessive : Fissures parallèles à l'axe de l'effort (éclatement vertical des poteaux). C'est le signe que le béton a atteint sa limite ultime de raccourcissement (environ 3.5 pour mille) et commence à s'exfolier.
- Torsion : Fissures hélicoïdales tournant autour de la pièce, typiques des poutres de rive mal équilibrées.
1.2 Fissures Non-Structurelles
Elles ne sont pas causées par des charges externes mais par les propriétés intrinsèques du matériau (retrait, dilatation thermique) ou à des défauts d'exécution (mauvaise cure, coffrage trop étanche ou absorbant). Bien que souvent moins graves pour la capacité portante à court terme, elles sont des portes d'entrée pour les agents agressifs (eau, CO2, chlorures), affectant la durabilité et l'esthétique. Elles sont souvent superficielles au début mais peuvent s'approfondir avec le temps.
Localisation et orientation typique des fissures selon le type de sollicitation sur une poutre isostatique.
1.3 Microfissuration vs Macrofissuration
Définitions et Limites
On parle de microfissuration pour des ouvertures inférieures à 0.2 mm (souvent appelées "faïençage" si superficielles et formant un maillage). C'est souvent inévitable dans le béton armé courant. Au-delà de 0.3 mm, on parle de fissure franche ou macrofissure. Une fissure traversante laisse passer l'eau et l'air, compromettant l'étanchéité et accélérant la corrosion des armatures.
2. Causes Mécaniques
Ces causes sont directement liées aux charges appliquées et à la conception structurelle.
2.1 Flexion et Effort Tranchant
Le béton, matériau hétérogène, a une résistance à la traction très faible (\(f_{\text{t28}} \approx 2-3 \text{ MPa}\)). Lorsqu'une poutre fléchit, sa fibre inférieure s'allonge. Si cet allongement dépasse la limite élastique du béton, il craque. C'est le rôle des aciers longitudinaux de "coudre" ces fissures et de reprendre la traction. Une insuffisance d'armatures ou un mauvais positionnement (trop haut dans une poutre sur deux appuis) entraîne des fissures largement ouvertes. [Image of flexural cracks in reinforced concrete beam]
2.2 Tassements Différentiels
Si les fondations d'un bâtiment ne s'enfoncent pas de manière uniforme (sol hétérogène, point dur sous une semelle, fuite d'eau souterraine affouillant le sol), la structure subit des distorsions imposées. Cela génère des fissures typiques en "escalier" suivant les joints de maçonnerie ou des fissures obliques à 45° dans les voiles béton, partant des angles des ouvertures (points faibles de concentration de contraintes).
2.3 Surcharges Accidentelles
Un choc de véhicule sur un poteau, un séisme ou le stockage de matériaux lourds non prévus au calcul (archives, machines) peuvent créer des fissures brutales. Contrairement aux fissures de retrait qui sont lentes et progressives, celles-ci apparaissent instantanément et peuvent évoluer très vite vers la rupture.
2.4 Pathologies Sismiques
Lors d'un séisme, les murs de contreventement subissent des efforts alternés de cisaillement cyclique. Cela crée des fissures croisées caractéristiques en forme de "X". Si le ferraillage transversal (cadres) est insuffisant, le béton éclate par compression diagonale et les aciers flambent, menant à l'effondrement.
2.5 Pathologie des Dallages : Le Tuilage
Dans les dallages industriels, le séchage différentiel entre la surface (rapide, exposée à l'air) et le fond (lent, humide) provoque un retrait plus fort en surface. Cela entraîne le relèvement des coins des dalles, appelé tuilage (curling). La dalle ne repose plus sur le sol aux angles. Au passage d'un chariot élévateur, le coin casse (fissure d'angle).
3. Causes Physico-Chimiques
Le béton est un matériau "vivant" chimiquement, sujet à des réactions internes et externes.
3.1 Retrait Hydraulique et Thermique
Le retrait est la diminution de volume du béton.
- Retrait plastique (0-24h) : Avant la prise, l'évaporation intense de l'eau de surface (vent, soleil) crée une tension capillaire. Fissures larges, anarchiques, peu profondes. Prévention : Produit de cure immédiat.
- Retrait thermique (1-7 jours) : Le cœur du béton chauffe (réaction exothermique) puis refroidit et se contracte. Si la surface est déjà froide, le cœur fissure la peau. Typique des pièces massives (barrages).
- Retrait de dessiccation (Mois/Années) : Perte lente de l'eau interne. Fissures régulières si les joints de dilatation sont absents ou trop espacés.
3.2 Corrosion des Armatures : Deux Mécanismes
Le béton sain protège l'acier grâce à son pH élevé (~13) qui crée un film passif. Cette protection peut être détruite de deux manières :
1. Carbonatation (Généralisée)
Le CO2 de l'air pénètre dans les pores et réagit avec la chaux du ciment :
\[ \text{Ca(OH)}_2 + \text{CO}_2 \rightarrow \text{CaCO}_3 + \text{H}_2\text{O} \]
Cette réaction abaisse le pH à 9. Le front de carbonatation avance lentement (\(d = K\sqrt{t}\)). Quand il atteint l'acier, la corrosion démarre uniformément. La rouille gonfle (x6 volume) et fait éclater le béton d'enrobage.
2. Chlorures (Piqûres)
Les ions chlorures (\(\text{Cl}^-\)) de l'eau de mer ou des sels de déverglaçage pénètrent localement. Ils agissent comme catalyseurs et brisent le film passif même à pH élevé (>12).
C'est une corrosion par piqûres (pitting), très rapide et localisée, qui peut sectionner une barre sans signe extérieur visible majeur. C'est la forme la plus insidieuse et dangereuse.
3.3 Réactions Endogènes (RAG & RSI)
Réaction Alcali-Granulat (RAG) : C'est le "cancer du béton". Réaction chimique entre la silice réactive de certains granulats et les alcalins du ciment (\(\text{Na}_2\text{O}, \text{K}_2\text{O}\)) en présence d'eau. Elle forme un gel de silice qui gonfle en absorbant l'eau, fracturant le béton de l'intérieur.
Réaction Sulfatique Interne (RSI) : Formation différée d'ettringite dans le béton durci, souvent due à une température de prise trop élevée (> 65°C) lors de la préfabrication ou dans les pièces massives.
Symptôme : Faïençage multidirectionnel à grosses mailles ("peau de crocodile") et exsudation de gel blanc.
3.4 Cycles Gel/Dégel
L'eau contenue dans les pores capillaires du béton augmente de 9% de volume en gelant. Si le béton n'a pas d'air occlus (classe XF avec entraîneurs d'air), cette pression interne dépasse la résistance à la traction de la pâte de ciment. Cela se manifeste par un écaillage de surface (scaling) et une désagrégation progressive qui commence par les angles.
4. Pathologies des Fondations et Sols
4.1 Retrait-Gonflement des Argiles (RGA)
En période de sécheresse, les sols argileux perdent leur eau inter-feuillets et se rétractent fortement, provoquant l'affaissement des fondations périphériques. En période de pluie, ils regonflent et soulèvent la maison. Ce mouvement cyclique de "respiration" du sol brise les structures rigides non adaptées (fondations trop superficielles). C'est le sinistre le plus coûteux en France après les inondations.
4.2 Poussée au Vide et Renard Hydraulique
Poussée au vide : Mouvement horizontal d'un mur de soutènement ou d'une culée de pont vers le vide, faute de butée suffisante en pied ou à cause d'une surcharge en tête.
Renard hydraulique : Érosion interne du sol sous une fondation ou un barrage par circulation d'eau. La vitesse de l'eau entraîne les particules fines, créant des "tuyaux" ou cavernes souterraines qui finissent par provoquer un effondrement subit.
5. Diagnostic et Instrumentation
Un bon diagnostic nécessite une investigation méthodique, allant du simple constat visuel aux analyses en laboratoire.
5.1 Relevé Visuel et Cartographie
La première étape est de dessiner la fissure sur un plan : tracé exact, longueur, ouverture mesurée. On note aussi l'environnement : humidité (suintements), présence de calcite (efflorescences blanches signe de lessivage), taches de rouille, végétation.
5.2 Monitoring (Suivi Temporel)
Une fissure est-elle stabilisée (morte) ou évolutive (vivante) ?
- Fissuromètre à réglette : Pour un suivi ponctuel (précision 0.1mm). On prend une photo à date régulière.
- Jauge Saugnac : Témoin mécanique simple et fiable. Deux parties fixées de part et d'autre glissent l'une sur l'autre. Le vernier indique l'évolution au 1/10ème de mm.
- Capteurs LVDT / Fibre Optique : Pour un suivi continu en temps réel, relié à une centrale d'acquisition (ouvrages d'art, nucléaire). Permet de corréler l'ouverture avec la température.
5.3 Essais Non Destructifs (NDT) et Carbonatation
La Boîte à Outils de l'Expert
- Scléromètre (Schmidt) : Mesure la dureté de surface (rebond d'une masse) pour estimer la résistance à la compression de manière non intrusive.
- Pachomètre (Ferroscan) : Détecteur magnétique pour localiser les aciers et mesurer l'épaisseur d'enrobage sans ouvrir le béton.
- Ultrasons (UPV) : Mesure la vitesse du son dans le béton. Une vitesse lente ou nulle indique une fissure, une ségrégation ou une caverne interne.
- Potentiel d'électrode (Canin) : Cartographie des zones où la corrosion est active (potentiel très négatif) avant même l'apparition des fissures visuelles.
6. Seuils de Nocivité
Ouverture Limite selon Eurocode 2
L'Eurocode 2 (EN 1992-1-1) ne définit pas les fissures comme un défaut, mais impose de contrôler leur ouverture maximale (\(W_{\text{max}}\)) pour garantir la durabilité et l'aspect. Ces seuils dépendent de la classe d'exposition :
| Classe d'Exposition | Environnement | \(W_{\text{max}}\) (Béton Armé) | Risque Principal |
|---|---|---|---|
| X0, XC1 | Sec ou Humide faible | 0.4 mm | Esthétique |
| XC2, XC3, XC4 | Humide, Alternance | 0.3 mm | Carbonatation |
| XS, XD (Marins/Sels) | Agressif (Chlorures) | 0.2 mm | Corrosion rapide |
Fissures Actives vs Passives
Règle d'Or de la Réparation
On ne répare jamais une fissure active (qui bouge encore, ex: tassement en cours ou dilatation thermique) par un rebouchage rigide ! La réparation cassera immédiatement ou la fissure se rouvrira juste à côté. Il faut d'abord stabiliser la cause (reprise en sous-œuvre, tirants) ou traiter la fissure comme un joint de dilatation (joint souple élastomère).
7. Techniques de Réparation (NF EN 1504)
La norme européenne NF EN 1504 régit tous les produits et systèmes de réparation structurelle.
7.1 Injection de Résine
Technique pour redonner le monolithisme à une structure fissurée (fissure passive uniquement).
Résine Époxy : Très fluide, très résistante mécaniquement (plus que le béton), injectée sous pression via des packers (injecteurs) pour "souder" le béton.
Résine Polyuréthane (PU) : Expansive et souple, réagit avec l'eau. Utilisée pour arrêter les venues d'eau (colmatage) dans les fissures humides ou actives avant une injection structurale.
7.2 Renforcement par Tissus Carbone (TFC)
Si la fissuration est due à un manque d'acier (erreur de calcul ou changement d'usage), on colle des lamelles ou tissus de fibres de carbone en surface. Ces "plats" composites reprennent les efforts de traction. C'est le "béton plaqué". Attention : nécessite une préparation de surface parfaite (ponçage diamant).
7.3 Hydrodémolition et Béton Projeté
Pour les grandes surfaces dégradées, on utilise un jet d'eau à ultra-haute pression (2000 bars) pour retirer le béton pourri sans endommager les aciers ni créer de microfissures (contrairement au marteau-piqueur). On projette ensuite un béton neuf par voie humide ou sèche pour reconstituer l'enrobage.
7.4 Les 11 Principes de Réparation (NF EN 1504-9)
La norme définit 11 principes pour traiter les causes des dégradations :
| Groupe | Principe | Exemple de Méthode |
|---|---|---|
| Défauts du Béton | 1. Protection contre la pénétration | Imprégnation hydrophobe, lasure, revêtement. |
| 3. Restauration du béton | Mortier de réparation R3/R4 manuel ou projeté. | |
| Renforcement | 4. Renforcement structurel | Collage de plats carbone, ajout de barres, précontrainte additionnelle. |
| 5. Résistance physique | Revêtements anti-usure, sur-bétonnage. | |
| Corrosion Aciers | 7. Conservation de la passivité | Augmentation de l'enrobage, remplacement béton carbonaté. |
| 10. Protection cathodique | Anodes sacrificielles (Zinc) ou courant imposé. |
8. Entretien et Maintenance Préventive
La durabilité se gère dès la conception et tout au long de la vie de l'ouvrage. La maintenance préventive coûte statistiquement 10 fois moins cher que la réparation curative lourde.
- Inspection détaillée périodique (IDP) : Visite tous les 1 à 5 ans pour repérer les débuts de corrosion, les taches d'humidité ou l'évolution des fissures existantes.
- Nettoyage des drainages : L'eau est l'ennemi n°1. Des barbacanes bouchées augmentent dangereusement la pression hydrostatique derrière un mur de soutènement.
- Application d'inhibiteurs de corrosion : Produits migratoires appliqués en surface qui pénètrent jusqu'aux aciers pour reformer le film passif sans casser le béton.
- Hydrofugation : Traitement de surface incolore pour empêcher l'eau liquide d'entrer tout en laissant la vapeur d'eau sortir (le béton respire).
9. Guide d'Identification Rapide
Tableau synthétique pour un pré-diagnostic in situ :
| Observation Visuelle | Diagnostic Probable | Gravité |
|---|---|---|
| Fissures parallèles aux aciers + Rouille | Corrosion des armatures (Carbonatation) | Élevée (Perte de section) |
| Fissures en "peau de crocodile" (maille) + Gel blanc | Réaction Alcali-Granulat (RAG) | Moyenne à Élevée (Irréversible) |
| Fissure à 45° près des appuis | Effort Tranchant (Cisaillement) | URGENCE ABSOLUE |
| Fissures en croix (X) dans un mur | Séisme (Cisaillement alterné) | Élevée (Structure endommagée) |
| Fissures verticales au milieu de la poutre (bas) | Flexion (Manque d'aciers tendus) | Moyenne (Si ouverture < 0.3mm) |
| Fissures en escalier (maçonnerie) | Tassement différentiel des fondations (RGA) | Élevée (Instabilité globale) |
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