Le Fluage du Béton
Le béton est un matériau largement utilisé en construction pour sa résistance et sa durabilité. Cependant, son comportement mécanique évolue dans le temps sous l'effet des charges appliquées et des conditions environnementales. Parmi ces phénomènes différés, le fluage, qui correspond à l'augmentation de la déformation sous charge constante au cours du temps, joue un rôle crucial dans la conception et le comportement à long terme des structures en béton (armé ou précontraint). Ce cours explore la nature du fluage, ses mécanismes, les facteurs l'influençant, ses conséquences et la manière de le prendre en compte dans les calculs de structures.
Sommaire
1. Introduction : Définition et Manifestation du Fluage
1.1 Qu'est-ce que le Fluage ?
Le fluage du béton est défini comme l'augmentation de la déformation du matériau au cours du temps sous l'effet d'une contrainte constante appliquée. Autrement dit, si l'on applique une charge sur un élément en béton et qu'on la maintient constante, l'élément va continuer à se déformer lentement pendant des mois, voire des années, bien au-delà de la déformation initiale observée juste après l'application de la charge.
Ce phénomène est propre aux matériaux viscoélastiques ou viscoplastiques comme le béton, le bois, les polymères, et certains métaux à haute température. Il traduit une réorganisation interne du matériau sous l'effet de la contrainte maintenue.
1.2 Distinction entre Déformation Instantanée, Fluage et Retrait
Il est essentiel de distinguer les différentes composantes de la déformation totale du béton au cours du temps :
- Déformation Instantanée (\(\epsilon_i\)) : Déformation (élastique et plastique) qui apparaît immédiatement lors de l'application de la charge. Elle est principalement liée au module d'élasticité instantané du béton.
- Déformation de Fluage (\(\epsilon_f(t)\)) : Augmentation de la déformation sous charge constante, qui se développe progressivement dans le temps.
- Déformation de Retrait (\(\epsilon_r(t)\)) : Variation de volume (raccourcissement) due à la perte d'eau du béton vers l'ambiance (retrait de séchage) ou aux réactions d'hydratation (retrait autogène). Cette déformation se produit indépendamment de l'application d'une charge externe.
La déformation totale observée à un instant \(t\) pour un béton chargé à l'instant \(t_0\) est la somme de ces composantes : \[ \epsilon_{tot}(t) = \epsilon_i(t_0) + \epsilon_f(t, t_0) + \epsilon_r(t) \] Le retrait et le fluage sont souvent interdépendants, notamment via les mouvements d'eau dans le béton.
Décomposition schématique de la déformation totale du béton chargé à \(t_0\).
1.3 Importance du Fluage en Génie Civil
Le fluage n'est pas un phénomène négligeable. Les déformations de fluage peuvent être 2 à 4 fois supérieures à la déformation élastique initiale. Ignorer le fluage peut conduire à :
- Sous-estimer les flèches à long terme des poutres et dalles, pouvant causer des problèmes fonctionnels (ouverture de fissures dans les cloisons, problèmes de drainage) ou esthétiques.
- Sous-estimer les pertes de tension dans les câbles de précontrainte, réduisant l'efficacité de la précontrainte.
- Une redistribution importante des contraintes dans les structures hyperstatiques (continues) ou composites (acier-béton), pouvant surcharger certains éléments.
- Des problèmes de stabilité à long terme (flambement différé des poteaux élancés).
Sa prise en compte est donc essentielle pour assurer la sécurité et la durabilité des ouvrages en béton.
2. Mécanismes Physiques du Fluage
Le fluage du béton est un phénomène complexe résultant de plusieurs mécanismes interconnectés au niveau microscopique et mésoscopique dans la pâte de ciment hydratée (principalement les C-S-H, silicates de calcium hydratés) et à l'interface pâte-granulats.
2.1 Rôle de l'Eau Interstitielle
La pâte de ciment durcie contient différentes formes d'eau : eau libre dans les grands capillaires, eau adsorbée sur les surfaces des C-S-H, eau inter-feuillets dans la structure même des C-S-H.
Sous l'effet d'une charge maintenue, l'eau (notamment l'eau adsorbée et inter-feuillets) tend à migrer des zones soumises à de fortes contraintes vers des zones moins contraintes ou vers l'extérieur (si l'humidité ambiante le permet). Ce mouvement d'eau, freiné par la très faible perméabilité de la pâte, contribue significativement à la déformation différée. C'est un mécanisme de type "viscoélastique hydrique".
2.2 Viscosité de la Pâte de Ciment Hydratée (C-S-H)
Les C-S-H, qui forment le "squelette" liant de la pâte de ciment, présentent un comportement intrinsèquement visqueux. Sous contrainte, les feuillets de C-S-H peuvent glisser les uns par rapport aux autres, entraînant une déformation irréversible. Ce glissement est facilité par la présence d'eau inter-feuillets. Ce mécanisme contribue à la partie irréversible du fluage.
2.3 Microfissuration
Sous l'effet de la charge et des déformations différées (fluage, retrait différentiel entre pâte et granulats), des microfissures peuvent s'initier et se propager lentement, notamment à l'interface pâte-granulats ou dans la pâte elle-même. Cette microfissuration contribue à l'augmentation de la déformation globale, surtout pour des niveaux de contrainte élevés (proches de la résistance du béton).
2.4 Fluage Propre et Fluage de Séchage
On distingue souvent deux composantes principales du fluage :
- Fluage Propre (ou Basique) : Fluage qui se produirait en l'absence d'échange d'eau avec l'extérieur (conditions de conservation scellée ou humidité relative de 100%). Il est principalement lié aux mécanismes de viscosité des C-S-H et aux mouvements d'eau internes. Il est partiellement réversible.
- Fluage de Séchage (ou Additionnel) : Composante supplémentaire du fluage qui apparaît lorsque le béton est soumis simultanément à une charge et à un séchage (échange d'eau avec une ambiance non saturée). Le séchage accélère la migration de l'eau sous charge et induit un retrait différentiel qui favorise la microfissuration. Cette composante est largement irréversible.
Le fluage total mesuré dans des conditions ambiantes usuelles est la somme du fluage propre et du fluage de séchage. Le fluage de séchage peut être du même ordre de grandeur, voire supérieur, au fluage propre.
3. Facteurs Influant sur le Fluage
L'amplitude et la cinétique du fluage dépendent de nombreux paramètres :
3.1 Contrainte Appliquée (\(\sigma_c\))
Pour des niveaux de contrainte usuels en service (inférieurs à 40-50% de la résistance en compression \(f_{ck}\)), le fluage est approximativement proportionnel à la contrainte appliquée. Au-delà de ce seuil, le fluage augmente plus rapidement (fluage non linéaire), en partie à cause de l'accentuation de la microfissuration.
3.2 Âge du Béton au Chargement (\(t_0\))
C'est un facteur majeur. Un béton chargé jeune (quelques jours après le coulage) fluera beaucoup plus qu'un béton chargé à un âge plus avancé (plusieurs mois ou années). Cela est dû au fait que la structure de la pâte de ciment est moins rigide et contient plus d'eau "fluable" au jeune âge. L'hydratation se poursuivant, la rigidité augmente et la capacité de fluage diminue.
Influence de l'âge au chargement \(t_0\) sur l'amplitude du fluage.
3.3 Composition du Béton
- Rapport Eau/Ciment (E/C) : Un rapport E/C élevé conduit à une pâte plus poreuse et moins résistante, donc à un fluage plus important.
- Type et Dosage en Ciment : Les ciments à prise lente ou à faible chaleur d'hydratation peuvent conduire à un fluage initial plus important. Un dosage élevé en ciment (donc en pâte) augmente le fluage.
- Nature et Volume des Granulats : Les granulats ne fluent pas. Ils ont un effet de frettage sur la pâte de ciment. Un volume plus important de granulats (et donc moins de pâte) réduit le fluage. La rigidité (module d'Young) des granulats joue aussi un rôle : des granulats plus rigides limitent davantage le fluage.
- Adjuvants : Certains adjuvants (plastifiants, entraîneurs d'air) peuvent avoir une influence indirecte.
3.4 Conditions Ambiantes
- Humidité Relative (HR) : Facteur très important. Une faible HR favorise le séchage et donc le fluage de séchage. Le fluage est maximal pour une HR d'environ 50-70% et diminue pour des HR très faibles (peu d'eau mobilisable) ou très élevées (proches de 100%, où seul le fluage propre subsiste).
- Température : Une température élevée accélère les processus physico-chimiques du fluage et la migration de l'eau, augmentant ainsi la vitesse et l'amplitude du fluage.
3.5 Dimensions de l'Élément
La taille et la forme de l'élément en béton influencent le fluage, principalement via leur effet sur le séchage. Les éléments minces sèchent plus vite et plus profondément, ce qui augmente le fluage de séchage par rapport aux éléments massifs. On utilise la notion de "rayon moyen" ou "épaisseur fictive" (\(h_0 = 2 A_c / u\), où \(A_c\) est l'aire de la section et \(u\) le périmètre exposé au séchage) pour caractériser cet effet d'échelle.
4. Modélisation et Quantification du Fluage
Pour prendre en compte le fluage dans les calculs, on utilise des modèles mathématiques qui tentent de prédire l'évolution de la déformation de fluage en fonction du temps et des facteurs influents.
4.1 Coefficient de Fluage (\(\phi(t, t_0)\))
C'est le paramètre le plus couramment utilisé dans les codes de calcul (comme l'Eurocode 2). Il est défini comme le rapport entre la déformation de fluage à l'instant \(t\) (\(\epsilon_f(t, t_0)\)) et la déformation élastique initiale à l'instant de chargement \(t_0\) (\(\epsilon_{i,el}(t_0) = \sigma_c / E_c(t_0)\)) : \[ \phi(t, t_0) = \frac{\epsilon_f(t, t_0)}{\epsilon_{i,el}(t_0)} = \frac{\epsilon_f(t, t_0)}{\sigma_c / E_c(t_0)} \] où \(\sigma_c\) est la contrainte constante appliquée et \(E_c(t_0)\) est le module d'Young du béton à l'âge \(t_0\).
La déformation totale (hors retrait) sous charge constante peut alors s'écrire : \[ \epsilon_c(t, t_0) = \epsilon_{i,el}(t_0) + \epsilon_f(t, t_0) = \frac{\sigma_c}{E_c(t_0)} [1 + \phi(t, t_0)] \] Le coefficient de fluage \(\phi(t, t_0)\) est une fonction croissante du temps \(t\) et décroissante de l'âge au chargement \(t_0\). Sa valeur finale (à temps infini) \(\phi(\infty, t_0)\) varie typiquement entre 1.5 et 4.0 selon les conditions. Les codes de calcul fournissent des formules ou des abaques pour estimer \(\phi(t, t_0)\) en fonction des paramètres vus précédemment (composition, humidité, épaisseur fictive, âge au chargement).
4.2 Fonction de Fluage (Compliance, \(J(t, t_0)\))
Une approche plus fondamentale consiste à utiliser la fonction de fluage (ou compliance), notée \(J(t, t_0)\). Elle représente la déformation totale (instantanée + fluage) à l'instant \(t\) sous l'effet d'une contrainte unitaire constante appliquée à l'instant \(t_0\) : \[ J(t, t_0) = \frac{\epsilon_c(t, t_0)}{\sigma_c} = \frac{1}{E_c(t_0)} [1 + \phi(t, t_0)] \] On peut aussi la décomposer en une partie instantanée et une partie fluage : \[ J(t, t_0) = \frac{1}{E_c(t_0)} + C(t, t_0) \] où \(C(t, t_0) = \phi(t, t_0) / E_c(t_0)\) est la fonction de fluage spécifique.
L'avantage de la fonction de fluage est qu'elle permet de calculer la déformation sous un historique de contrainte variable \(\sigma_c(\tau)\) en utilisant le principe de superposition de Boltzmann (pour le fluage linéaire) : \[ \epsilon_c(t) = \int_{0}^{t} J(t, \tau) \frac{d\sigma_c(\tau)}{d\tau} d\tau \] (En pratique, on utilise des formes discrétisées de cette intégrale).
4.3 Modèles Prédictifs (Eurocode 2, ACI 209R, Model Code...)
Les principaux codes et recommandations proposent des modèles pour prédire le coefficient de fluage \(\phi(t, t_0)\) ou la fonction de fluage \(J(t, t_0)\). Ces modèles diffèrent par leur complexité et les paramètres pris en compte.
- Eurocode 2 (EN 1992-1-1) : Propose des formules détaillées pour calculer le coefficient de fluage nominal \(\phi_0\) (qui dépend de \(f_{ck}\), \(t_0\), HR, \(h_0\)) et l'évolution temporelle \(\beta_c(t, t_0)\), permettant d'obtenir \(\phi(t, t_0) = \phi_0 \beta_c(t, t_0)\). Distingue le fluage de séchage et le fluage propre.
- ACI 209R (American Concrete Institute) : Modèle empirique donnant le coefficient de fluage ultime \(\phi_u\) et une fonction temporelle, basés sur des facteurs correctifs pour l'humidité, l'âge au chargement, les dimensions, la composition...
- fib Model Code (MC 2010) : Modèle plus sophistiqué basé sur la fonction de fluage \(J(t, t_0)\), décomposant le fluage propre et le fluage de séchage. Considéré comme plus précis mais plus complexe à utiliser.
Le choix du modèle dépend du niveau de précision requis et des informations disponibles sur le béton et l'environnement.
5. Conséquences du Fluage sur les Structures
5.1 Augmentation des Déformations (Flèches)
C'est la conséquence la plus directe et la plus visible. Les flèches des poutres et dalles en béton armé ou précontraint augmentent considérablement au cours du temps sous l'effet du fluage (et du retrait). La flèche différée due au fluage peut être plusieurs fois supérieure à la flèche instantanée. Ceci doit être vérifié à l'ELS pour éviter des désordres dans les éléments non structuraux (cloisons, revêtements) et garantir le confort des usagers.
5.2 Perte de Précontrainte
Dans le béton précontraint, le béton est mis en compression par des câbles ou armatures tendus. Le fluage (et le retrait) du béton provoquent un raccourcissement différé de celui-ci, ce qui détend progressivement les aciers de précontrainte et réduit la force de compression appliquée. Ces "pertes de précontrainte différées" peuvent être importantes (15-30% de la tension initiale) et doivent être prises en compte dans le dimensionnement pour garantir l'efficacité de la précontrainte à long terme.
5.3 Redistribution des Contraintes
Dans les structures hyperstatiques (ex: poutres continues, portiques), le fluage entraîne une redistribution des efforts internes. Les zones initialement les plus comprimées (ex: sur appuis) vont fluer davantage, transférant une partie de leur charge vers les zones moins comprimées (ex: en travée). Cela peut conduire à une réduction des moments sur appuis et une augmentation des moments en travée par rapport à un calcul purement élastique.
De même, dans les structures composites (ex: poteaux mixtes acier-béton, dalles collaborantes), le fluage du béton tend à transférer une partie des charges de compression vers l'élément en acier, qui ne flue pas (ou peu).
5.4 Effets sur la Stabilité (Flambement)
Pour les éléments comprimés élancés (poteaux longs), le fluage augmente les déformations latérales initiales (imperfections géométriques), ce qui accroît les moments secondaires (effets du second ordre) et réduit la charge critique de flambement à long terme par rapport à la charge critique instantanée. Le risque de "flambement différé" doit être considéré.
6. Prise en Compte du Fluage dans le Calcul des Structures
Plusieurs méthodes existent pour intégrer les effets du fluage dans les calculs structuraux, avec différents niveaux de complexité et de précision.
6.1 Méthode du Module Effectif (MEM)
La méthode la plus simple, souvent utilisée pour les calculs à l'ELS (flèches, ouvertures de fissures). Elle consiste à remplacer le module d'Young instantané \(E_c\) par un module effectif \(E_{c,eff}\) qui tient compte forfaitairement du fluage : \[ E_{c,eff} = \frac{E_{c}}{1 + \phi(\infty, t_0)} \] où \(\phi(\infty, t_0)\) est le coefficient de fluage final pour un chargement à l'âge \(t_0\). On effectue ensuite un calcul élastique standard avec ce module réduit.
Cette méthode est simple mais approximative, car elle ne prend pas en compte l'évolution temporelle du fluage ni l'âge au chargement de manière précise.
6.2 Méthode du Module Effectif Ajusté à l'Âge (AAEM)
Méthode plus raffinée qui tente de mieux représenter l'effet de l'âge au chargement et l'historique. Elle utilise un module effectif dépendant du temps et un coefficient de vieillissement \(\chi(t, t_0)\) qui module l'effet du fluage. Souvent utilisée pour le calcul des pertes de précontrainte.
6.3 Méthodes Pas-à-Pas
Les méthodes les plus précises, nécessaires pour des analyses complexes ou des structures sensibles aux effets différés. Elles discrétisent le temps en petits intervalles et calculent l'évolution des contraintes et déformations étape par étape, en utilisant la fonction de fluage \(J(t, \tau)\) et le principe de superposition. Ces méthodes sont généralement implémentées dans des logiciels de calcul par éléments finis.
6.4 Importance pour les États Limites de Service (ELS)
Le fluage affecte principalement le comportement à long terme sous charges de service. Sa prise en compte est donc cruciale pour la vérification des ELS :
- Calcul des flèches : La flèche totale est la somme de la flèche instantanée et de la flèche différée (due au fluage et au retrait). La méthode du module effectif est souvent utilisée.
- Calcul de l'ouverture des fissures : Le fluage peut influencer l'ouverture des fissures en modifiant la répartition des contraintes et les déformations.
- Vérification des contraintes limites : Dans le béton précontraint, on vérifie que les contraintes dans le béton et l'acier restent dans les limites admissibles en tenant compte des pertes de précontrainte dues au fluage et au retrait.
7. Conclusion
Le fluage est une propriété intrinsèque du béton qui se traduit par une augmentation de sa déformation sous charge constante au fil du temps. Ce phénomène complexe, lié aux mouvements d'eau et à la nature viscoélastique de la pâte de ciment hydratée, est influencé par de multiples facteurs liés au matériau lui-même, à son âge, aux conditions environnementales et aux dimensions de l'élément.
Bien que n'affectant généralement pas la résistance ultime de manière directe (sauf pour le flambement), le fluage a des conséquences majeures sur le comportement en service des structures en béton : augmentation significative des flèches, pertes de précontrainte, redistribution des efforts. Sa prise en compte dans le dimensionnement, via des modèles et méthodes de calcul appropriés (coefficient de fluage, module effectif, méthodes pas-à-pas), est indispensable pour garantir la fonctionnalité, la durabilité et la sécurité des ouvrages en béton tout au long de leur durée de vie.
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